LA LOI

 

 

 

Tout ce que nous avons vu défiler dans le tout et dans le temps – l’espace, le Soleil et les astres, la lumière, les galaxies au loin, la Terre où nous vivons, l’eau, le feu et l’air, tout ce qu’il y a de plus immense et de plus minuscule – obéit à des lois. Sans la moindre hésitation. Sans le moindre murmure.

Sans la moindre exception. Les choses ne font pas n’importe quoi. Elles font ce qu’elles ont à faire. Le tout suit un chemin immuable qui lui a été tracé depuis les origines. Le Soleil brille, la Terre et la Lune tournent, le jour se lève et la nuit tombe, les saisons se succèdent, la lumière se répand à sa vitesse record que rien ni personne ne peut jamais dépasser, l’eau coule et le feu brûle, les galaxies courent dans l’espace, le vent souffle et l’herbe pousse. Le temps lui-même et le tout ne tirent pas à hue et à dia, ils ne vont pas à vau-l’eau. Ce n’est pas assez de dire qu’ils se soumettent à la loi. Ils sont la loi elle-même.

La loi du tout nous reste cachée. Nous n’en découvrons que des fragments et comme de lointains reflets. Nos lois, nous le savons, ne sont pas établies pour toujours. Elles changent, elles varient, elles vieillissent, elles se combattent entre elles, elles se succèdent les unes aux autres. Telles que nous les connaissons aujourd’hui, elles rendent compte de la gravitation, de l’attraction, des courants électriques et des champs magnétiques, de toutes les formes d’attirance, d’interaction et de stabilité, du plus grand nombre possible de phénomènes naturels. Ce sont elles qui nous autorisent à penser que le Soleil sera encore là demain matin et qu’un jour nouveau recommencera comme hier. Ce sont elles qui permettent aux biologistes et aux astronomes, aux chimistes et aux physiciens de descendre très bas dans l’organisation de la matière et de monter très haut dans l’architecture de l’univers – vers un monde immense et vers un monde minuscule qui se répondent en écho l’un à l’autre. La foule de ce qu’ils découvrent suffit à remplir des milliers de vies et des millions de volumes. Ce qu’il y a de plus intéressant, ce n’est pas le détail de leurs découvertes sur la composition des atomes avec leurs neutrons, leurs protons, leurs électrons, leurs mésons. Ni sur les quasars ou les amas de galaxies et les milliards d’années-lumière de l’univers en expansion. C’est l’idée, si simple, qu’il y a une loi cachée que nous découvrons peu à peu et que le tout lui est soumis.

Depuis qu’il y a des hommes pour l’étudier et à mesure qu’ils l’étudient, le tout leur apparaît de plus en plus complexe et de plus en plus simple. Le monde est plus complexe aujourd’hui qu’il ne l’était, il y a cinq mille ans, pour un pasteur d’Ourouk ou d’Akkad, de Lagash, de Mari, plus complexe qu’il ne l’était, il y a huit cents ou mille ans, pour un paysan de Toscane, des bords du Rhin ou du Yunnan. L’explosion de la science et des techniques, des communications, de la culture, l’accélération de l’histoire l’ont compliqué à plaisir. Il est pourtant plus simple parce que nous savons désormais qu’il n’y a ni dieux, ni charmes magiques, ni talismans, ni fées, ni esprits tout-puissants, ni dragons crachant du feu, ni hasard inexplicable, ni fatalité mystérieuse. Il y a bien une force secrète : il y a la loi.

La loi est implacable, lumineuse et obscure, diverse jusqu’au vertige, et unique. Elle est la même partout. Elle ne varie pas avec les peuples, avec les croyances, avec les latitudes, avec les galaxies. Elle porte un nom : nécessité. Elle a deux armes, qui n’en font qu’une : la cause et l’effet. Elle engendre un système qui, très au-dessous de la loi et sous le contrôle de la loi, est chargé en gros – mais en gros seulement – de faire régner un peu d’ordre au sein de la nature : on l’appelle déterminisme.

Le déterminisme n’est rien d’autre que le garde champêtre de la loi. C’est un rustre, un besogneux. Il a beaucoup vieilli, ces derniers temps. Il en a longtemps fait un peu trop. Il lui arrive encore de se prendre exagérément au sérieux et de péter au-dessus de son cul. La vérité est que le déterminisme est aux ordres de la loi qui se sert de lui, dans la vie quotidienne, pour l’exécution de ses basses œuvres et de ses grands desseins. Mais la loi, s’il le faut, a beaucoup d’autres ressources qui, apparemment au moins, viennent contredire le déterminisme pour mieux assurer le règne et le triomphe de la loi. L’incertitude, les statistiques, les nombres imaginaires ou les grands nombres, les relations difficiles entre l’observateur et ce qu’il observe, tous les paradoxes de la science, depuis l’histoire, si taquine, si invraisemblable et qui semble toujours jouer aux dés l’avenir de l’humanité, jusqu’à la physique atomique ou quantique, jusqu’aux fulgurations de Planck, de Bohr, d’Heisenberg ou de Schrödinger, jusqu’aux théories du chaos, rabaissent le caquet du déterminisme, non seulement sans nuire à l’éclat de la loi, mais pour sa plus grande gloire.

Le problème n’est pas de savoir s’il y a des lois dans l’univers : il y en a.

Et il y en a partout. Rien ne flotte dans l’arbitraire ni dans le va-comme-je-te-pousse. Les mouvements des astres et des planètes, le flux et le reflux de la mer, la propagation de la lumière et du son, les transformations de la matière, les mécanismes si subtils et si simples du feu et de l’air sont commandés par des lois. Le problème est de savoir s’il n’y aurait pas une loi des lois, une loi qui ramasserait et résumerait toutes les autres, une loi qui suffirait à expliquer le tout. Aujourd’hui déjà, le nombre des lois du tout n’est pas indéfini. Autant que je sache, et je ne sais pas grand-chose, les physiciens distinguent quatre forces principales qui commandent toutes les autres et suffisent à soutenir l’univers, à le faire tenir ensemble, à l’empêcher à chaque instant de s’en aller en morceaux. Il n’est pas impossible que les quatre forces se réduisent à une seule que mathématiciens et physiciens sont en train de traquer avec acharnement. Il n’est pas impossible que le tout soit réglé par une seule loi que nous ne connaissons pas. C’est à la recherche de cette loi-là que, de Ptolémée à Copernic, à Galilée, à Kepler et de Newton à Einstein, avec des hauts et des bas, des efforts sans nom et des succès divers, s’épuise l’humanité.

Contre l’animisme primitif, contre la multiplication des dieux, contre l’intervention de la Providence ou des forces du mal à l’intérieur du temps, une loi de ce genre domine et emporte déjà le monde : c’est cet enchaînement de la cause et de l’effet que nous appelons nécessité. Mêlée de hasard et d’incertitude, appuyée sur une loi cachée, peut-être encore plus générale et dont nous ne savons rien, prenant mille chemins de traverse peu à peu découverts, se dissimulant, au grand dam du déterminisme, jugulaire, jugulaire, ronchonneur et aveugle et à cheval sur le règlement, sous tous les paradoxes et sous toutes les ressources que lui offrent l’âme du monde et l’esprit des hommes, la nécessité règne sur le tout.

Rien de ce qui a été n’aurait pu ne pas être. Tant que l’homme n’a pas surgi dans le tout, la nécessité brille de mille feux et de tout son éclat. Personne n’est là pour la contester, pour la mettre en question. Elle avance, souveraine, emportant tout sur son passage, créant les cieux et la Terre, les astres, la voûte nocturne, les océans et leurs rivages, et le feu des volcans. Qui s’imagine que le Soleil aurait pu ne pas exister, que les galaxies auraient pu ne pas s’enfuir à toute allure vers des lointains inconnus, que l’univers aurait pu ne jamais voir le jour et le big bang rater comme un vulgaire pétard mouillé le soir du 14 Juillet ? Implacable, immuable, sans faiblesse et sans pitié, la loi, en l’absence de l’homme, se confond avec le temps et avec le tout.

Plus tard, après les algues vertes et bleues, et les diplodocus, seigneurs imbéciles de la planète, victimes, il y a quelque soixante ou soixante-cinq millions d’années, d’une obscure catastrophe, après la naissance de l’homme, le mouvement de l’histoire devient plus incertain et la nécessité moins évidente.

En apparence au moins, la liberté de l’homme trouble un peu le jeu. Mais la liberté elle-même, n’en doutez pas, fait partie du temps et du tout et est soumise à la loi. Car tout est soumis à la loi. « Un seul miracle, s’écriait un philosophe, un seul miracle, et je ne crois plus ! » Et une sainte femme d’il y a trois siècles : « Si jamais je faisais un miracle, je me croirais damnée. » Disons plutôt que les miracles eux-mêmes, s’ils existent, s’inscrivent dans le temps et dans le tout et qu’ils obéissent à la loi. Nous appelons miracles les mécanismes, naturellement soumis à la loi, mais dont nous ne sommes pas capables de distinguer les liens avec le tout et le temps.

La loi règne sur le tout. Le temps est son agent secret, mystérieux et actif.

La nécessité est son mot d’ordre. Le hasard est son bouffon. Le jeu de la cause et de l’effet est son outil et sa clé. Le déterminisme est un intermédiaire un peu louche et toujours débordé, suant, soufflant, s’épongeant le front sous un ventilateur électrique avec un mouchoir à carreaux.

Quand on a besoin de lui, on lui téléphone en urgence et on le siffle. Quand on n’a plus besoin de ses services, on le renvoie chez lui pour incompétence et pour abus de pouvoir. Etre dans le temps et dans le tout, c’est être soumis à la loi. À une loi cachée dont nous ne voyons que l’ombre.

Presque rien sur presque tout
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